Le plus court chemin pour de belles découvertes musicales commence ici. Préparez-vous à un voyage vers des contrées musicales inattendues entre Pologne, Israel et Turquie. Ce moment de bonheur vous est fourni grâce à la curiosité et à la passion de Kornelia Binicewicz, anthropologue polonaise vivant à Istanbul.
La curiosité ne suffit pas à rendre la vie intéressante. Il faut aussi l’audace d’aller se confronter au monde.
Au cours de l’histoire plusieurs Polonais ont choisi de quitter les plaines étrangement trop étroites du pays pour partir à la rencontre de l’autre, témoigner et documenter cet ailleurs et l’inscrire dans une histoire plus large de l’humanité.
Parmi les plus célèbres, vous trouverez l’ethnologue Malinowski et Witkiewicz père dans le Pacifique, le journaliste-reporter Kapuscinski en Afrique, en URSS et en Iran, l’écrivain Konrad sur les mers du monde ou encore l’explorateur géographe Strzelecki en Australie.
Parmi les moins célèbres il y a Kornelia.
Musique militaire, rock et anthropologie
Kornelia Binicewicz est née entre Wroclaw et Berlin sur un territoire devenu polonais en 1945 en application des accords de Yalta. L’armée polonaise eut l’humour de créer une base dans une ville appelé « braises » (Żary). Personne ne sait quel destin aurait connu la ville si la guerre froide s’était réchauffée.
Son père est musicien amateur jouant de plusieurs instruments. Kornelia apprend l’accordéon à partir de 7 ans, un instrument lourd et volumineux qu’elle trouvera la force de jeter par la fenêtre à son 13e anniversaire.
A la maison on écoute la musique polonaise des années 1970 : Czeslaw Niemen, Black Out et Kombi…
Les années passent et Kornelia sera anthropologue. Ses études la mènent à Lodz, Torun et finalement à Cracovie.
Festivals et musique traditionnelle à Cracovie
Cracovie est une ville étudiante et vibrante, conservatrice et « étouffante ». Son passé multiculturel donne à la ville une part de son identité. Pendant plus de 200 ans, Cracovie est une ville provinciale aux confins de l’Autriche-Hongrie. L’empire des Habsbourg est une mosaïque de peuples, de croyances et de langues qui compte sur son territoire des villes comme Venise, Prague, Belgrade, Lviv et bien sûr Vienne et Budapest. Cracovie, Kroke en yieddish a une communauté juive depuis le Moyen-age. Elle périra sous le nazisme entre le ghetto et Auschwitz.
Son diplôme en poche Kornelia co-crée le festival Muzyka i Świat (« musique et monde »), une manière de réunir deux de ses passions : l’anthropologie et la musique. Le festival de documentaire autour de la musique du monde est l’occasion de voir débarquer sur les bords de la Vistule des musiciens jamais venus en Pologne : Artistes des favelas brésiliennes, chanteurs hip-hop du Togo , Gnawas marocains…. Entre autres artistes : Dalada Sounds, Quantic, Harl Hector and The Malouns, Chalaban, The Qualitons, Minimatic, Analog Africa, Jacco Gardner…
Le passage de Hos Neva à Cracovie est l’occasion d’une première rencontre avec la musique turque. Les musiciens alévis rendront visite aux Bénédictins du monastère de Tyniec et un derviche tourneur ensorcellera le public sous la croix de l’église.
A l’époque, Kornelia fréquente Kazimierz, l’ancien quartier juif de Cracovie. Les bars agissent comme des centres culturels proposant concerts et expositions en plus de l’alcool bu à la lueur des bougies. Il y a biensur l’Alchemia et Singer. Dans la Vieille Ville : Pauza et Klub Re.
Vers 2008, il y a une intéressante scène dub et reggae à Cracovie. Le jazz est solidement ancré à la ville depuis les années 1960 et des festivals d’électro (Unsound) et de musique sacrée (Sacrum Profanum) témoignent de la vitalité et la variété culturelle du coin.
Cracovie accueille aussi et surtout le plus grand festival de culture juive d’Europe (et peut être du monde). Un grand concert gratuit na Szerokiej ponctue plusieurs semaines d’évènements, rencontres et conférences autour de la musique, de la danse, de la cuisine juive, de concerts à la synagogue Tempel et des cours de langues yieddish et hébreu…
Kornelia rejoint l’équipe du festival à la programmation. Elle fera venir des artistes israéliens ou juifs du monde entier permettant un dialogue entre la tradition musicale et la modernité de leur démarche artistique. Ils feront vibrer et danser Cracovie : Kutiman Orchestra, Selda Bagcan and Boom Pam, Sway Machinery, Balkan Beat Box, Ahouva Ozeri, Teder Crew…
Cette approche d’une musique traditionnelle ou folklorique revisitée, elle la retrouve aussi dans la musique des années 1970 polonaise, mais aussi grecque et turque qu’elle déniche chez des disquaires.
En route pour la Turquie des 70-ies
En 2005, le réalisateur germano-turc Fatih Akin réalise « Crossing the Bridge – The sound of Istanbul ». Avec son documentaire le lauréat de l’ours d’or pour le génial Head-On propulse le spectateur de part et d’autres du Bosphore à la découverte de la musicalité d’Istanbul. Rock, musique traditionnelle, arabesque, rap, pop, musique tzigane ou classique. Un panorama hallucinant de la ville et de sa musique.
« Crossing the Bridge » participera au regain d’intérêt pour la musique turque des années 1960/1970. Kornelia découvre qu’à côté des grands noms comme Orhan Baba, il existe de nombreuses et talentueuses chanteuses dont les noms ont injustement quitté les mémoires.
Il devient vite évident qu’il faut être sur le « terrain » à Istanbul pour approfondir le sujet, rencontrer les protagonistes de cette histoire, creuser et dénicher des morceaux tombés dans l’oubli.
Kornelia viendra une première fois en Turquie pendant un mois avec ses disques pour mixer dans les bars, parcourir les disquaires et rencontrer celles et ceux qui ont produit, joué et chanté la musique de ces années là. La 2e fois, elle posera ses valises pour de bon. C’était il y a 5 ans.
Musique à Istanbul
Kornelia Binicewicz eut d’abord une représentation orientaliste d’Istanbul. L’Orient avec son exotisme, ses fastes et ses mystères.
Pour l’anecdote, Mickiewicz le poète romantique polonais et lituanien trouva la mort foudroyé par le choléra ou empoissonné dans le quartier populaire de Tarlabasi près de Beyoğlu à Istanbul. Venu pour aider à la formation de légions polonaises en Crimée pour lutter contre la Russie tsariste, il passa de bien vivant à vite mort en quelques jours à peine d’où les soupçons d’empoisonnement…
Sur place, la rencontre avec la ville fût un coup de foudre. Istanbul est la ville multiculturelle et musicale par excellence. La musique et le chant sont ancrés dans la chair et la vie quotidienne des habitantEs.
« Il suffit d’appuyer sur le bouton et n’importe qui te chante 1000 chansons… »
La musique varie selon les quartiers de la mégalopole de 15 millions d’habitants.
- Côté européen, le quartier de Fatih est l’un des plus traditionaliste. Ici c’est le style arabesque qui domine. C’est un style de musique arabe créé en Turquie. Les mélodies et les rythmes sont d’influence byzantine et arabe, mais aussi balkanique et du Moyen-Orient. Les thèmes ont récurrents sont le désir ardent, la mélancolie, les querelles et l’amour.
- Dans le quartier de Taksim / Pera, la musique traditionnelle de rue est omniprésente.
- Dans les quartiers gitans, on retrouve de la musique gitane avec de la clarinette.
- Côté anatolien (ou asiatique), Kadikoy est l’un des quartiers les plus progressiste d’Istanbul. On y entend plus de musique pop ou psychédélique.
La place des « covers » ou reprise de morceaux dans la culture musicale turque est un aspect assez particulier. Des la fin des années 1950, les tubes pop anglo-saxons sont arrangés pour être repris en turc. On y ajoute des éléments orientaux ce qui crée une musique fusion originale.
La reprise de morceaux a toujours lieu aujourd’hui. Seulement les artistes puisent et adaptent le vaste répertoire de la musique turque du 20e siècle entrainant un mouvement de va-et-vient entre le passé et le présent. Voilà pourquoi les jeunes générations connaissent, apprécient et chantent encore les chansons de leur parents et grands-parents.
Les hipsters stambouliotes ont enfin réalisé un travail de défrichage du passé musical de la ville pour en ressortir des perles oubliées.
« Turkish ladies » sur le label Ladies on records
Kornelia s’est joint au mouvement avec un focus particulier sur les femmes.
Si dans un premier temps, sa démarche a surpris ses interlocuteurs plus au fait des grandes stars masculines (Baris Manco, Cem Karaca, Erkin Koray). Kornelia a fait le pari d’approfondir ces recherches pour trouver une création riche et enthousiasmante débordant la notoriété de Selda Bagcan, l’unique étoile féminine des 70-ies.
La Turquie a beau être un pays musulman voulu laïque par Ataturk, la femme n’en demeure pas moins d’abord la pièce maîtresse de la famille : Une mère et une épouse. Cette société patriarcale n’a pas été tendre avec les femmes artistes désireuses de partager leur voix et leur talent. La sanction sans appel allait de l’exclusion familiale à la mort.
« Turkish Ladies » s’écoute avec émotion, enthousiasme et un mélange étrange de joie mélancolique. La compilation couvre la période de 1974 et 1988 et les styles de l’époque s’y croisent : Pop, funk, disco, arabesque, flamenco, psychedelia, musique orchestrale égyptienne…
> Premier morceau de la compilation repris dans « Midnight Express » d’Alan Parker et interdit pendant 43 ans en Turquie. La BO de Giorgio Moroder obtient l’Oscar pour la meilleure musique en 1979. La chanteuse Huri Sapan n’est pas créditée…
Vous y découvrirez des chanteuses aux origines sociales et ethniques différentes et aux carrières diverses : Chanteuses de music-hall (gazino), interprètes de musiques de films, stars de la TV ou artistes de musiques traditionnelles ou alevis. Parmi elles, vous découvrirez Huri Sapan, Gönül Yazar, Esmeray, Nese Alkan, Hadan Kara…
Les chansons majoritairement écrites et arrangées par des hommes traitent d’amours malheureux ou impossibles.
En plus d’être une compilation inspirante, c’est un hommage à leur combat pour le libre arbitre et l’égalité entre les hommes et les femmes.
Le label Ladies on records crée par Kornelia Binicewicz a vocation à explorer le patrimoine musical d’autres coins du monde sous l’angle de la création feminine : Une démarche féministe associée à une connaissance musicale solide et une curiosité infinie. Sacré programme.
Le prochain projet de Ladies on records concernera les chanteuses polonaises des années 70. J’ai hâte d’entendre ça !
Site officiel : https://www.ladiesonrecords.com/