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Dans les années 1950, Tanger devient une référence centrale dans l’imaginaire littéraire de l’écrivain américain Paul Bowles. Après avoir quitté New York, il trouve dans la ville du détroit un alter ego méditerranéen : cosmopolite, interlope et insoumise. D’autres écrivains suivront.

Paul Bowles croqué dans le Musée de la Légation américaine à Tanger.
Paul Bowles croqué dans le Musée de la Légation américaine à Tanger.

Bowles, de New-York à Tanger

Bowles adopte Tanger non seulement comme lieu de résidence, mais aussi comme épicentre de son œuvre. Sa vision d’une Amérique désillusionnée par les ravages de la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide s’exprime dans une littérature du déplacement.

Son écriture, souvent qualifiée de road novel, délaisse les routes américaines pour les paysages marocains. Tanger devient pour lui à la fois le point de départ et d’arrivée d’un itinéraire existentiel et littéraire. Les cafés tangérois deviennent des lieux d’inspiration où circulent le thé à la menthe et le kif (cannabis).

« Si je dis que Tanger me frappa comme étant une ville de rêve, il faut prendre l’expression dans son sens littéral. Sa topographie était riche de scènes typiquement oniriques : des rues couvertes semblables à des couloirs avec, de chaque côté, des portes ouvrant sur des pièces, des terrasses cachées dominant la mer, des rues qui n’étaient que des escaliers, des impasses sombres, des petites places aménagées dans des endroits pentus, si bien qu’on aurait dit les décors d’un ballet dessiné au mépris des lois de la perspective, avec des ruelles partant dans toutes les directions. On y trouvait aussi des tunnels, des remparts, des ruines, des donjons et des falaises, autant de lieux classiques de l’univers onirique.

Paul Bowles

Kif, maajoune et sorcellerie

La relation de Bowles à la drogue est directe, intime, presque identitaire. Le kif devient le moteur de son imaginaire, au même titre que le laudanum pour les romantiques du XIXe siècle. En 1974, il propose même une recette de maâjoune (pâte sucrée contenant des fruits secs, du beurre de Marrakech à base de cannabis mais aussi de l’opium et des graines de datura) à un journaliste du magazine Rolling Stone.

Dans l’œuvre de Paul Bowles, la présence du kif et des drogues s’ancre profondément dans les traditions populaires marocaines. Bowles intègre des éléments de sorcellerie locale, comme le s’heur — magie douce fondée sur la suggestion à l’aide de formules écrites sur des objets — et le ttoukal, pratique plus brutale visant à dominer ou anéantir une personne en lui administrant des substances à son insu.

Ces rituels, issus de savoirs traditionnels transmis dans les écoles coraniques ou de pratiques populaires, nourrissent des récits imprégnés de mystère et de fatalité. Ces histoires trouvent une résonance particulière lorsqu’elles sont racontées dans des cercles de fumeurs de kif ou de consommateurs de maâjoun, où elles deviennent envoûtantes.

Triche, duplicité, sorcellerie et paranoïa alimentent un univers narratif où la peur et la trahison dominent. Une phrase de Madame et Ahmed résume cet état d’esprit : « Tout le monde joue des tours de nos jours, Madame. »

Cette expérience sensorielle à la fois personnelle et littéraire, l’inscrit comme figure tutélaire de la Beat Generation.

Auteurs de la Beat Generation : William S. Burroughs, Allen Ginsberg, Jack Kerouac

Les liens entre Bowles et les auteurs beat se tissent à Tanger (Bowles et Burroughs se rencontrent sur la plage d’Achakar), bien que ces derniers ne l’aient pas rencontré auparavant. Ils partagent cependant des parcours similaires, marqués par la fuite des normes et la quête d’un ailleurs existentiel.

La Beat Generation émerge aux États-Unis dans les années 1940 et s’affirme dans la décennie suivante comme un courant littéraire et culturel d’avant-garde. Elle est portée par un groupe de jeunes écrivains désillusionnés par le conformisme de l’après-guerre et animés par une quête existentielle et spirituelle. Le terme « Beat », que l’on peut traduire à la fois par « cassé », « épuisé » ou encore « béni » (beatitude), évoque un sentiment de marginalité et de révélation intérieure.

Le style d’écriture des auteurs beat se caractérise par une langue spontanée, rythmée, influencée par le jazz, les drogues, la spiritualité orientale et l’expérience directe du monde. La narration s’y fait souvent autobiographique, libre, parfois hallucinée, et rejette les formes littéraires classiques

Parmi les œuvres emblématiques de ce mouvement, « On the Road » (Sur la route) de Jack Kerouac, publié en 1957, s’impose comme une référence. Écrit dans un style fluide et fiévreux, souvent qualifié de « spontaneous prose », le roman raconte les pérégrinations de Sal Paradise et Dean Moriarty à travers les États-Unis. Il incarne le refus des normes sociales, l’errance comme mode de vie, et la recherche d’un absolu dans le mouvement perpétuel.

William S. Burroughs, autre figure centrale du mouvement, explore quant à lui les territoires du subconscient et de la toxicomanie dans des récits comme « Naked Lunch » (Le Festin nu écrit à l’Hôtel Muniria de Tanger). Son écriture fragmentée et provocante traduit un profond rejet des institutions et une expérimentation formelle radicale.

Tanger devient leur port d’attache. Des figures telles que William S. Burroughs, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Gore Vidal, Bryon Gysin ou Truman Capote embarquent depuis New York sur un paquebot pour la ville blanche.


« Tanger ? C’est à deux jours de Marseille, en bateau; charmante traversée, qui vous fait longer la côte d’Espagne. Et s’il s’agit pour vous d’échapper aux pour-suites, ou de vous échapper à vous-même, alors pas d’hésitations, venez ici. Couronné de collines, tourné face à la mer, ce promontoire haut et blanc, qui semble se faire une traîne de toute la côte africaine, est une ville internationale au climat excellent, huit mois sur douze; en gros, de mars à novembre. Des plages magnifiques; des étendues vraiment peu ordinaires de sable doux comme du sucre en poudre, et de brisants. Et si vous avez du goût pour ce genre de choses – la vie nocturne, bien que ni particulièrement innocente ni spécialement variée, dure du crépuscule à l’aube, Ce qui, lorsqu’on réfléchit que la plupart des gens font la sieste tour l’après-midi, n’est pas trop anormal, Pour le reste, presque tout, à Tanger, est anormal et avant de partir, il vous faudra veiller à trois choses : vous faire vacciner contre la typhoïde, retirer toutes vos économies de la banque, dire adieu a vos amis. Dieu sait si vous les reverrez jamais. Je parle sérieusement. Le nombre est alarmant, ici, des voyageurs qui ont débarqué pour un bref congé; puis s’y sont établis; puis, ont laisse passer les années. Car Tanger est une rade, et qui vous enserre; un lieu à l’abri du temps. »

Truman Capote (1949)

La ville offre une liberté morale et artistique rare. La loi marocaine ne s’applique pas aux Américains de passage. Ils y trouvent côté pile : mystères, non-conformisme, drogues. Tourisme sexuel, prostitution masculine et pédophilie pour le côté face, sulfureux et glauque. Rien d’inhabituel pour certains artistes occidentaux installés au Maroc à Tanger ou Marrakech.

Pour ces écrivains en rupture, Tanger est un refuge onirique, une ville « hors du temps ».

« Un jeune Danois échoué ici et attendant toujours l’ami qui doit lui apporter du fric, avec le reste de ses bagages, va tous les jours voir accoster le ferry de Gibraltar et celui d’Algésiras. Un petit Espagnol attend toujours le permis (refusé pour d’obscures raisons) qui lui permettra d’entrer en zone française où son oncle lui a promis du travail. Un jeune Anglais s’est fait piquer tout son fric et tout ce qu’il avait de précieux par sa petite amie.

Je n’ai jamais vu en un même lieu tant de personnes sans argent ni perspective d’en avoir. Cette situation s’explique en partie par le fait suivant: quelles que soient ses ressources, n’importe qui peut entrer à Tanger. C’est pourquoi les gens y rappliquent, dans l’espoir d’y trouver du boulot ou d’y faire de la contrebande.

Mais il est impossible de trouver du boulot à Tanger, tant dans la contrebande qu’ailleurs. Aussi ces gens se rassemblent-ils dans la dèche sur le Socco Chico.

Tous maudissent Tanger et rêvent du miracle qui les arrachera au Socco Chico. Ils espèrent trouver du boulot sur un yacht, écrire un best-seller, passer en contrebande mille caisses de whisky en Espagne, trouver un pigeon susceptible de financer leur martingale. Il est frappant que ces gens croient tous détenir une martingale qui se résout peu ou prou à doubler la mise quand on perd – morne histoire de leur vie. Il faut toujours qu’ils renchérissent sur leurs erreurs?

Certains des habitués du Socco Chico, comme Chris, s’efforcent vraiment de gagner leur vie, mais les autres sont des parasites professionnels à plein temps. Antonio le Portugais est tapeur dans l’âme. Jamais il ne travaillera; en un sens, il en est incapable. Pauvre débris privé de potentialités humaines, c’est un organisme spécialisé au point de ne pouvoir vivre sans parasiter autrui. Sa simple présence est exaspérante. De ses tentacules fantômes, il cherche quelque point faible à exploiter.

Autre parasite à plein temps, Jimmy le Danois a le don d’apparaître précisément quand on ne désire pas le voir et de dire exactement ce qu’on ne souhaite pas entendre. Sa technique, c’est de vous forcer à l’exécrer plus encore que son comportement effectif, certes déplaisant, ne le justifierait. Du coup, vous éprouvez une telle culpabilité que, pour vous faire pardonner, vous vous croyez obligé de lui payer un coup ou de lui filer quelques pesetas.

Certains tapeurs ne s’attaquent qu’aux touristes ou aux gens de passage, sans jamais tenter d’établir des rapports d’égal à égal avec des résidents de vieille souche. Ils se contentent de vous taper une bonne fois pour toutes. (…]

Bon nombre d’habitués du Socco Chico sont des laissés-pour-compte de la vague de prospérité qu’a connue Tanger. Il y a quelques années, la ville regorgeait de promoteurs et d’investisseurs. Transferts de fonds et trafic de devises, contrebande et entreprises louches y étaient florissants. Les restaurants et les hôtels refusaient des clients, les bars ne désemplissaient pas, de jour comme de nuit. […)

Tanger est un immense marché pléthorique où tout est à vendre, mais où font défaut les acheteurs. Les devantures de boutiques regorgent de whisky de marque douteuse, d’appareils photo allemands et de montres suisses de qualité inférieure, de mauvais bas nylon, de machines à écrire de marques inconnues partout ailleurs.

Il y a tout simplement trop de tout, trop de marchandises, trop de logements, trop de main-d’œuvre, trop de guides, de macs, de prostituées et de contrebandiers.

C’est la crise sous sa forme la plus classique, presque archétypale. »

Extrait de « Interzone » de William Burroughs

Avec l’avènement du tourisme de masse, les beats ouvrent la voie à une nouvelle génération de « hippies », explorateurs amateurs en Renault 4L ou 2CV, attirés par le kif et les rivages de Malabata ou Spartel. Les hippies cèdent à leur tour leur place aux excès de la jet-set.

Si Burroughs continue à fréquenter Tanger jusqu’aux années 1980 avant de préférer Paris, Bowles, lui, ne repartira plus. Vivant tout du moins. Mort à Tanger, il sera enterré aux Etats-Unis.

Mohamed Choukri et les écrivains tangérois

Paul Bowles nouera des liens étroits avec des écrivains marocains tels que Mohammed Mrabet, Larbi Layachi et Mohamed Choukri, qu’il soutient activement dans leur parcours vers la reconnaissance littéraire internationale.

Par cette collaboration, il s’inscrit au centre d’un cercle littéraire émergent à Tanger, une dynamique étonnante pour une ville longtemps perçue comme périphérique et marquée par la contrebande en raison de sa proximité avec le Rif.

Mohamed Choukri, né en 1935, rejoint Tanger à l’âge de sept ans avec sa famille, fuyant la famine qui ravage leur région d’origine. Confronté à une extrême pauvreté, il vit une jeunesse marginalisée, mais parvient à apprendre à lire et à écrire à l’âge de vingt ans.

Il devient instituteur, se rapproche des milieux intellectuels internationaux présents à Tanger, notamment la beat generation, et publie Le Pain nu, une œuvre autobiographique marquante où il livre un témoignage cru et poignant sur les violences de son enfance et les réalités sociales du Maroc populaire.

À Tanger, je ne vis pas les montagnes de pain qu’on m’avait promises. Certes, dans ce paradis on avait faim, mais on n’en mourait pas comme dans le Rif.

Quand la faim me prenait aux tripes, je sortais dans les rues de notre quartier qui s’appelait joliment « la Source du petit chat» (Ain Qettiouett). Je fouillais dans les poubelles. J’avalais ce qui était encore mangeable. Là, j’ai rencontré un gamin, nu-pieds, à peine vêtu.

– Tu sais, les poubelles de la ville nouvelle sont plus intéressantes que celles de notre quartier. Les détritus des chrétiens sont plus riches que ceux des musulmans…

Je partais ainsi loin de ma rue. Seul ou avec les autres gamins. Nous étions les enfants des poubelles. Un jour j’ai trouvé dans un coin de rue une poule morte. Je l’ai ramassée et l’ai cachée sous ma chemise. Je la serrais contre ma poitrine. J’avais peur de la perdre. Mes parents n’étaient pas à la maison. Seul mon frère était étendu. Ses grands yeux éteints surveillaient l’entrée.

Quand il vit la poule, une lueur traversa son regard. Il eut un sourire. Une lueur de vie traversa son visage amaigri. Il haletait tout en toussant. Je pris un couteau et me mis dans la direction de la prière. J’égorgeai la bête. Pas de sang. A peine une goutte. Je me souviens avoir vu dans le Rif des voisins égorger un agneau. […] Ils avaient mis un seau sous sa tête pour recueillir le sang. [Ma mère] était sur son lit et balbutiait des mots incompréhensibles. Pourquoi la poule n’avait pas donné de sang? Je me mis à la plumer quand j’entendis la voix de ma mère :

– Mais que fais-tu? Où as-tu volé cette poule ?

– Je l’ai trouvée. Elle était un peu fatiguée, alors je l’ai égorgée avant qu’elle ne rende l’âme. Si tu ne me crois pas, demande à mon frère.

– Tu es fou! L’homme ne mange pas de la charogne.

Extrait du « Pain nu » de Mohamed Choukri, traduit de l’arabe par Tahar Ben Jelloun

Sur les traces de Bowles et des écrivains de la Beat Generation à Tanger

Plusieurs lieux à visiter sur les traces de Bowles et des écrivains de la Beat Generation :

  • La Légation américaine propose une exposition sur les écrivains américains associés à la ville. Adresse : 8 Rue d’Amerique.
  • La Librairie des Colonnes dans le centre-ville de Tanger, plus ancienne et plus prestigieuse librairie de Tanger. Adresse : 54 Bd Pasteur.
  • L’Hôtel Muniria And Tanger Inn était l’adresse fétiche des William S. Burroughs et autre Kerouac. Adresse : 1 Rue Magellan.
  • La boutique Interzone dans le quartier de la Casbah propose de nombreux objets de collection : livre, disque, carte postale entre autres associés à la période de la Beat Generation. Adresse : 43 Rue Ahmed Ben Ajiba.
  • Le Café de Paris, élégant et intemporel.
  • La place du Petit Socco dans la Médina de Tanger où les terrasses de cafés se font face et où les artistes aimaient se retrouver.
  • Le café Baba et le café Hafa avec vue sur le détroit.
  • La plage d’Achakar entre la Grotte d’Hercule et le Cap Spartel.
Intérieur art deco du Gran café de Paris à Tanger avec les signes du zodiaque sculptées en bois à droite de l'horloge.
Intérieur art deco du Gran café de Paris à Tanger avec les signes du zodiaque sculptées en bois à droite de l’horloge.
Café Baba à Tanger - Photo de Cat_collector - Licence ccby 2.0
Café Baba à Tanger – Photo de Cat_collector – Licence ccby 2.0
Dans la librairie des deux colonnes à Tanger.
Dans la librairie des deux colonnes à Tanger.

Bande-annonce du film Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch Avec Tom Hiddleston, Tilda Swinton, Mia Wasikowska.

L’histoire de Only Lovers Left Alive : Dans les villes romantiques et désolées que sont Détroit et Tanger, Adam, un musicien underground, profondément déprimé par la tournure qu’ont prise les activités humaines, retrouve Eve, son amante, une femme endurante et énigmatique. Leur histoire d’amour dure depuis plusieurs siècles, mais leur idylle débauchée est bientôt perturbée par l’arrivée de la petite sœur d’Eve, aussi extravagante qu’incontrôlable. Ces deux êtres en marge, sages mais fragiles, peuvent-ils continuer à survivre dans un monde moderne qui s’effondre autour d’eux ?

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Carte de Tanger : Lieux du guide touristique

Retrouvez tous les lieux du guide à visiter sur la carte de Tanger : Hébergements et hôtels selon votre budget, monuments incontournables, musées à ne pas rater et insolites, plages et jardins botaniques, bars et cafés originaux, souks et shopping vintage…

Bon plan ! Vous pouvez télécharger gratuitement la carte pour une utilisation hors connexion.

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Maciej

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